Explorons-les succinctement.
D’abord, le grain, habituellement d’orge, est malté. C’est la seule étape qui est habituellement effectuée à l’extérieur de la brasserie, l’immense majorité des brasseurs d’aujourd’hui s’approvisionnant en malt directement à la malterie. Le maltage consiste à faire tremper l’orge de façon à provoquer sa germination. Ce trempage nécessite environ deux jours et s’effectue à une température stable, soit celle d’un cellier, entre 10 °C et 15 °C. On cesse lorsque le grain atteint un degré d’humidification de 45 %. On laisse ensuite germer le grain durant environ une semaine; il porte alors le nom de malt vert. Ce cheminement est nécessaire pour activer certains enzymes essentiels dans des étapes ultérieures. Ensuite, on le fait sécher au moins une journée pour finalement forcer l’arrêt de la germination en insufflant un coup de chaleur à ce malt vert. Sans cette étape, appelée le touraillage, une plante grandirait et consommerait les sucres désirés par le brasseur. La durée et surtout l’intensité du coup de chaleur détermineront le type de malt ainsi que ses propriétés gustatives. (...)
Lors de cette étape, aussi appelée empâtage, l’objectif est d’extraire les sucres du grain et de les simplifier de façon à ce que la gourmande levure puisse s’en nourrir. Le malt est concassé assez sommairement pour faciliter l’extraction des sucres tout en conservant l’écorce des grains, puis on le mélange avec de l’eau chaude, entre 61 °C et 70 °C selon la recette. (...)
Cette étape est souvent appelée houblonnage. Le moût est un liquide très sucré, presque imbuvable et comme toute recette en cuisine, il importe de bien l’assaisonner. D’abord, on porte le moût à ébullition. Un bouillon vigoureux, idéalement à découvert pour chasser les composés aromatiques indésirables, permettra d’extraire un maximum du potentiel amérisant du houblon. En parallèle, une certaine caramélisation peut survenir, laquelle contribue à la complexité de la bière. À preuve, le moût paraît souvent plus foncé une fois l’ébullition terminée. De plus, la grande chaleur générée freine toute activité enzymatique et désinfecte le moût de quasiment toute bactérie ou levure sauvage qui aurait pu s’y immiscer. Dans une recette typique, cette étape dure aussi environ une heure, au terme de laquelle le moût est refroidi le plus rapidement possible grâce à un système d’échange de chaleur. La rapidité est importante pour éviter l’apparition de flaveurs sulfuriques rappelant le légume trop bouilli. Une bonne bière aux légumes, ça vous dit?
Le moût assaisonné est maintenant prêt à recevoir la levure. Le travail était jusqu’ici réglé par humain; le moût produit par l’homme devient désormais le terrain de jeu de la levure. Plusieurs spécialistes se plaisent à dire que c’est la levure qui fait la bière. (...)
Par la suite, la bière fermentée est laissée au repos si nécessaire et finalement conditionnée, que ce soit sous forme de bouteille, de fût ou de cask afin de la protéger des agents extérieurs jusqu’à ce qu’elle atteigne le consommateur qui, soit dit en passant, pourrait très bien être vous.
Parmi les options qui s’offrent aux brasseurs pour assurer la fraîcheur du produit qui doit se rendre de la brasserie au consommateur, on compte la bouteille, le fût et le cask. Au préalable, certains traitements peuvent être appliqués à la bière afin de la stabiliser ou de la revitaliser, notamment le conditionnement à froid, la pasteurisation, la filtration ou la refermentation. Nécessairement, les décisions retenues auront un impact sur les flaveurs et particulièrement sur la texture de la bière qui finira dans votre verre.
L’embouteillage est le véhicule de conditionnement le plus visible pour l’amateur et le plus dangereux pour le brasseur. En effet, il est impossible pour un brasseur de contrôler la qualité des conditions de stockage de ses bouteilles une fois qu’elles entrent dans le réseau de distribution. Lumière, chaleur, variations de températures et humidité peuvent toutes affecter les qualités gustatives de sa bière. La lumière étant un ennemi à craindre, car elle décompose le houblon qui produit alors des notes sulfuriques de mouffette, il est préférable d’utiliser une bouteille foncée ou une cannette plutôt que les bouteilles claires et vertes suggérées par le département des ventes. Bien que la cannette soit associée aux brasseries industrielles, de plus en plus de brasseries artisanales optent avec raison pour ce format très léger et résistant. (...)
Au niveau des traitements que le brasseur peut infliger à sa bière pour en assurer la constance, le conditionnement à froid, ou lagering, semble être bénéfique pour la majorité des bières. La durée de cette période en repos à basse température (en baissant tranquillement la température jusqu’à un niveau près du point de congélation) dépend selon le type de levure et sa floculation. Une ale atteindra les caractéristiques recherchées plus rapidement qu’une lager. Quelles sont-elles ces caractéristiques recherchées? Les principales sont de laisser le temps à la levure de s’apaiser et d’assurer une harmonie de flaveurs accrue, entre autres en amoindrissant certains produits dérivés de la fermentation comme les composés sulfuriques.
De son côté, la pasteurisation consiste à surchauffer brièvement la bière à une température suffisante pour en éliminer tout organisme vivant. L’objectif est de s’assurer que la bière ne se dégradera pas à cause d’agents extérieurs comme des bactéries ou levures sauvages. Cet objectif est atteint. En revanche, plusieurs amateurs perçoivent la pasteurisation d’un œil négatif puisqu’elle signe la mort de la bière. En effet, la pauvre bière ne jouit plus d’aucune forme de vie et n’a plus la moindre chance de se bonifier grâce au travail poursuivi de la levure. En pratique, seules les brasseries d’une certaine taille pasteurisent leur bière; l’équipement est fort dispendieux.
La filtration est une approche, parfois combinée à la pasteurisation, aux objectifs différents. Ici, on vise à clarifier la bière, laquelle renferme souvent encore des résidus de levure. (...)
À l’opposé du spectre, la refermentation vise à maintenir le produit en vie, à son état le plus naturel possible, jusqu’à ce qu’il atteigne le dégustateur. Simplement, au conditionnement de la bière, on ajoute un peu de sucre, lequel peut provenir d’un moût non refermenté ou de tout autre adjuvant. La levure, toujours vivante, mais en mode passif, se réactive face à ce nouveau repas. (...)
Un certain purisme retient l’immense majorité des brasseurs de mélanger directement la bière à l’alcool dont ils recherchent les caractéristiques. Admettons de toute façon que ce serait très coûteux. L’utilisation de barriques ayant contenu ces alcools représente le compromis parfait.
La technique de mûrissement en baril est aussi indispensable pour les brasseries qui cultivent une certaine flore de levures sauvages et bactéries. La surface poreuse du bois représente le véhicule de préservation idéal pour ces organismes.
La grande majorité des barils disponibles proviennent du chêne, plus précisément de deux variétés de chêne. Le premier, le chêne français, se montre généreux en tannins. Il possède une flaveur épicée, influencée par sa provenance exacte. Il est aussi relativement cher et très poreux. Pour cette raison, un baril de plus grande taille est préférable, car il permet moins de contact avec les parois et laisse moins la chance à l’oxygène de s’infiltrer à travers le bois perméable. Avant l’utilisation, on laisse généralement le bois sécher à l’air libre ce qui fait qu’il confère des flaveurs plus naturelles et subtiles. L’alternative est le chêne américain, aussi appelé « Quercus Alba » ou « chêne blanc ». Il est toasté systématiquement et c’est surtout de ce traitement plus ou moins relevé (de light toast à heavy toast) que provient son caractère prononcé qui peut aller jusqu’à un goût de brûlé. Ce chêne est utilisé pour les barils de bourbon si populaires auprès des microbrasseries modernes. Il ajoute une dimension vanillée, toastée et est beaucoup moins dispendieux que le chêne français puisqu’il devient obsolète après un seul usage dans l’élaboration du bourbon. Ce prix relativement faible compte certainement pour beaucoup dans sa popularité.
Outre les barils de bourbon, au cours des dernières années, les microbrasseries de multiples pays nous ont permis de goûter à des créations élevées en barriques ayant contenu divers alcools. Scotch, xérès, porto, vin botrytisé, liqueur d’érable, vin de toute provenance et brandy de pommes ont tous été utilisés à plusieurs reprises. L’énumération pourrait continuer, mais ce qu’il faut retenir, c’est que toute combinaison peut être envisagée. Celle du bourbon a été la plus explorée, mais il reste encore beaucoup de terrain à défricher du côté de barils ayant contenu d’autres boissons. (...)
Ce sont ces résonances complémentaires que les brasseurs recherchent lorsqu’ils choisissent un brassin à faire mûrir en barriques. Typiquement, ce sont surtout des bières brunes et fortes qu’ils enverront ainsi en séjour. Dépendamment de l’intensité du caractère qu’ils veulent insuffler, la durée de ce séjour oscillera entre quelques semaines et quelques années. Il est surtout question d’années lorsque des levures sauvages et bactéries sont impliquées, celles-ci mettant plus de temps à accomplir leur besogne. À moins de travailler avec un baril particulièrement fade, un séjour d’un mois devrait déjà conférer des arômes boisés caractéristiques à la plupart des brassins. (...)
Au niveau des flaveurs qui découlent du mûrissement en baril, nous retrouvons certaines caractéristiques communes aux barils de toute provenance : des évocations boisées, vanillées et épicées entre autres. Au-delà de ces flaveurs communes, le caractère insufflé dépend évidemment surtout de la vie antérieure du baril et son intensité résulte de facteurs comme l’âge du baril, le nombre de fois où il a été utilisé et des traitements (toast) qu’il a subis.
Le baril de bourbon se démarque par ses puissantes notes vanillées, de même que ses alcools supérieurs, ses nuances fumées et ses touches végétales rappelant le maïs. Les brasseurs tendent donc à favoriser des bières déjà corpulentes, alcoolisées et sucrées avec leurs barils de bourbon, par exemple le Barley Wine et l’Imperial Stout, mais aussi des bières noires moins fortes : divers Stouts et Porters. Un baril de Scotch aura tendance pour sa part à conférer des notes fumées, iodées et minérales. L’usage par les brasseurs est analogue à celui des barils de bourbon. Un baril de vin rouge risque plutôt de conférer des tannins, de juteuses subtilités fruitées et une certaine acidité. Les brasseurs ont encore une fois tendance à utiliser des bières maltées et fortes avec ces barils. Par contre, on note aussi une tendance grandissante de combinaisons avec des ales d’inspiration belge, majoritairement brunes et fortes, mais en somme de tout acabit. L’acidité du vin leur sied particulièrement. Un baril de vin blanc doux impose plus souvent des notes miellées, fruitées, florales et minérales. Les brasseurs semblent aimer les utiliser avec des blondes belges souvent fortes ou le Barley Wine. (...)
Deux écoles de pensée coexistent quant aux capacités de garde de la bière. La première considère que le brasseur distribue sa bière alors qu’il la trouve prête. Sauf quelques rares exceptions, elle est à ce moment à son apogée et entame déjà son déclin. La rapidité de ce déclin varie selon les types de bière. Bref, ce courant de pensée s’oppose au vieillissement volontaire des bières, peu importe les conditions. La bière doit être bue fraîche et il s’agit là pratiquement d’une question de respect pour le brasseur.
L’école alternative admet que pour la plupart des styles, le vieillissement constitue une dégradation. En revanche, elle stipule que certains autres styles mûrissent avec élégance. De façon générale, ces styles regroupent l’ensemble des bières fortes, principalement celles qui sont plus foncées, refermentées, ainsi que les bières contenant des levures sauvages ou bactéries dont l’activité peut facilement s’étirer sur plusieurs années. (...)
Le vieillissement de la bière affecte plusieurs dimensions de son profil de flaveurs simultanément. Deux grands chantiers contribuent principalement à cette évolution. D’abord, les flaveurs plus volatiles s’estompent. Ensuite, le contact inévitable entre la bière et l’oxygène engendre l’oxydation, phénomène qui métamorphose plusieurs axes de flaveurs à la fois. En revanche, le conditionnement de certaines bières implique une poursuite de la fermentation, par exemple en renouvelant la levure et en y ajoutant une dose de sucre ou en laissant des bactéries qui travaillent lentement. Dans ces cas, les effets du vieillissement sont retardés.